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Une pince médicale de type "Staphylagra" à Sauchy-Lestrée (Pas-de-Calais, F) B. Vanwalscappel, R. Jackson, A. Morel En 2011, dans le cadre des travaux préparatoires au creusement du Canal Seine-Nord Europe, une fouille préventive a été réalisée sur le territoire de la commune de Sauchy-Lestrée, sous la direction de Denis Gaillard et Bruno Vanwalscappel. Elle porte sur l’emprise d’une villa à plan axial classique, de taille moyenne (environ 1,5 ha). À partir de la seconde moitié du Ier s. de notre ère, les premiers indices d’une occupation structurée apparaissent sous la forme d’un établissement agricole délimité par un double enclos fossoyé quadrangulaire. La ferme adopte un plan bipartite, pars urbana et pars rustica. Au cours du IIe s., l’organisation spatiale se normalise avec une partition un tiers/deux tiers. Dans la cour réservée aux communs, six constructions latérales sont interprétées comme des entrepôts, des remises et autres resserres, dont les fondations en dur se substituent aux constructions en bois du Ier s. La villa est alors délimitée par un mur d’enceinte. Au milieu du IIIe s., un réaménagement de l’établissement agricole et une nouvelle phase de réduction du domaine s’opèrent. Le bâtiment résidentiel est déserté, puis démantelé afin d’en récupérer les grès taillés, et des structures artisanales émergent sous la forme d’un groupe de six fours domestiques de petites tailles, localisé dans la partie méridionale de l’ancienne pars urbana. C’est à cette phase d’occupation que se rattache la découverte d’une pince de chirurgien connue selon sa dénomination grecque staphylagra, une occurrence supplémentaire à ajouter au nombre restreint d’instruments de ce type trouvés dans l’Empire romain. Cette pince existe sous deux variantes, l’une moins commune à branches incurvées, l’autre à branches droites à laquelle appartient notre exemplaire. Ces dents utiles pour pincer et pour clamper sont au nombre de huit par cuillère. Sa longueur totale égale à 205 mm est dans la moyenne observée. Les proportions entre les branches et les rivets, soit 135 mm, ainsi que les rivets et les cuillères, soit 70 mm, accusent un rapport de 2/1 ; un rapport somme toute soumis à de nombreuses variations au sein du corpus de comparaison. Les branches se démarquent par leur décor excisé de lignes brisées, horizontales ou encore d’encoches. Usages Cette pince était utilisée pour clamper lors d’une opération d’extraction de la luette. Les auteurs de livres médicaux grecs et romains préconisaient une amputation complète ou partielle de la luette lorsque celle-ci avait grossi, peut-être à cause d’une infection chronique, et qu’elle représentait un risque d’étouffement (Caelius Aurelianus, On Acute Diseases III, 1, 6, III, 4, 32 ; Celsus, De medicina VII, 12, 3 ; Galen XIV, 785K ; Oribasius, Collectiones medicae XXIV, 10). Le staphylagra, avec ses cuillères creuses parfaitement adaptées et ses dents bien ajustées pour s’emboîter, restait clampé pendant suffisamment longtemps pour nécroser la partie voulue avant qu’elle soit excisée avec un scalpel ; c’était une action intermédiaire importante pour éviter tout risque 38 d’hémorragie (Aetius II, 4, 12 ; Paulus Aegineta VI, 31). Cette pince chirurgicale était aussi utile lors d’opérations des hémorroïdes et il est fort probable que, comme la plupart des autres instruments médicaux romains, elle avait d’autres utilisations médicales et chirurgicales. Par exemple pour Hippocrate, il s’agit d’un instrument chirurgical de base (Hippocrate, Médecin, IX, 216) qui servait dans de multiples opérations de grosseurs ou de tumeurs. En plus de ces usages, l’enlèvement des corps étrangers et des esquilles d’os dans les plaies est aussi admis (Riha 1986, 88 ; Bliquez 1994, 59 ; Hirt 2000, 106). Corpus de comparaison En 1992, Ralph Jackson publiait dix-neuf exemplaires de staphylagra accompagnés de deux pinces sans dents dites staphylocaustes (Jackson 1994, 167185). Néanmoins, très peu de ces instruments ont pu être datés de façon sûre ou ont été trouvés en association avec d’autres instruments chirurgicaux. Depuis, de nouvelles découvertes sont à mentionner : des exemplaires isolés à Dorchester ou à Leicester en Angleterre, un exemplaire issu d’un instrumentarium mis en vente aux USA dont on ne connaît pas la provenance, un exemplaire à Alianoi en Turquie (Baykan 2009, Kat. Nu. 308-9) et surtout deux exemplaires accompagnés d’un staphylocauste mis au jour à Rimini en Italie lors de la fouille de la maison dite “du Chirurgien” (Jackson 2009, 73-91, Fig. 2, nos. 2021). La plus importante de ces découvertes est sans aucun doute cette immense collection italienne d’instruments médicaux et chirurgicaux. L’utilisation médicale du staphylagra, déjà attestée au sein des trousses du “chirurgien parisien” (enterrées vers l’an 275), du Musée Ashmolean et du Musée de la ville de Bristol, est confirmée par les découvertes de Rimini, qui ont été datées de façon sûre du milieu du IIIe s. de notre ère. L’exemplaire de Sauchy-Lestrée a été mis au jour au sein d’un petit four rattaché à la dernière phase d’occupation, comme cinq autres structures de même vocation. Piriforme et de petite taille (1 m de long sur 0,55 m de large, pour une profondeur conservée de 0,20 m), ce foyer dispose de parois concaves, rubéfiées sous l’action de la chaleur, et d’un fond plat. Il est recoupé par un chemin en usage dès le Moyen Âge jusqu’à la période moderne. C’est au cours du nettoyage de la structure, à son niveau d’apparition, que la pince a été découverte. Le comblement du four ne dénote pas d’une forte concentration de charbon de bois au contraire d’une accumulation de terre cuite. Il a surtout livré une vingtaine de tessons de poterie datés sans plus de précisions de l’Antiquité tardive. Signes distinctifs La pince de Sauchy-Lestrée se distingue par sa forme particulière, par son décor, et aussi par son nombre plutôt bas de dents bordant les cuillères creuses, seulement huit par mâchoire. La plupart des exemplaires comprennent entre dix-neuf et vingt et une dents par mâchoire (Jackson 1992, Table 1). Comme pour la pince d’Ancaster en Angleterre (Jackson 1992, n° 16), qui se démarque par un nombre bas de dents (douze), son décor et les extrémités de ses manches simples non moulurées, ces deux occurrences peuvent être le fruit d’ateliers locaux. Ce qui saute aux yeux immédiatement, c’est l’état de l’instrument : non seulement les deux branches sont tordues, mais l’ensemble de l’instrument a été déformé de telle sorte que les cuillères complètement croisées, il en devienne totalement inutilisable, alors que sur les exemplaires en état d’usage, les extrémités dentées sont affrontées. Il est certain que ces instruments étaient soumis à des adaptations d’usage : on pensera par exemple à la pince de Colchester dont les extrémités sont recourbées afin de retirer des projectiles plus facilement, mais, dans notre cas, la morphologie actuelle de la pince est due à des déformations volontaires post-production et sans finalité fonctionnelle auxquelles le rivet d’assemblage a résisté (on pensera notamment à l’inversion des branches). Une torsion de ce type, forte et totale, d’un instrument robuste n’est sans doute pas liée à un acte accidentel, voire à une mauvaise utilisation. Au contraire, ce dégât a sûrement était infligé délibérément afin de ne plus pouvoir l’utiliser à des fins médicales. Malheureusement, le contexte archéologique ne jette aucune autre lumière sur cette pince et son abandon ; de plus, aucun autre instrument médical n’a été trouvé sur le site. Bruno VANWALSCAPPEL, Inrap bruno.vanwalscappel@inrap.fr Ralph JACKSON, Alexia MOREL, Curator of Romano-British Inrap Collections Roman Britain, alexia.morel@inrap.fr the British Museum rjackson@britishmuseum.org Bibliographie : Baykan 2009 : D. Baykan, Allianoi Tip Âletleri.Thèse de Doctorat, Istanbul 2009. Bliquez 1994 : P. J. Bliquez, Roman Surgical Instruments and Other Minor Objects in the National Archeological Museum of Naples with a Catalogue of the Surgical Instruments in the Antiquarium at Pompei by Ralph Jackson. Mainz 1994. Hirt 2000 : M. Hirt, Les médecins à Avenches/Aventicum. Étude basée sur l’ensemble du matériel relatif aux médecins sur le site de l’antique Aventicum, Bulletin de l’Association Pro Aventico, 42, 2000. Jackson 1994 : R. Jackson, Staphylagra, Staphylocaustes, uvulectomie et hémorroïdectomie. Les instruments romains et les opérations. In : A. Krug (éd.), De Epidaurus à Salerno (PACT, 34), 1992 (1994). Jackson 2009 : R. Jackson, Les instruments chirurgicaux de la maison Rimini. In : S. De Carolis (éd.), Les Arts Médicaux. Les outils du commerce. La maison du chirurgien de Rimini et la chirurgie dans la Rome Antique, Guaraldi. Rimini 2009. Riha 1986 : E. Riha, Römische Toilettgerät und medizinische Instrumente aus Augst und Kaiseraugst. Augst 1986. 39